NAITRE DANS UN ARROSOIR N'EST PAS CHOSE FACILE | ||
Je suis née dans un arrosoir. Ma mère avait eu la décence de pousser très fort à ma naissance, pour que je puisse m'échapper rapidement de son ventre. Ma mère a toujours été très à l'écoute des souffrances du monde et particulièrement à l'écoute de celles de son enfant. Elle a eu la délicatesse de ne pas me fabriquer de frère, de sœur ou autre, qui auraient pu être un obstacle à l'exercice de mon nombrilisme exacerbé. J'ai passé mon enfance en haut de la tour de Pise. La vue était magnifique. J'ai été entourée d'amour et d'oxygène. Très rapidement, j'ai su placer facilement mon pied droit devant mon pied gauche, et inversement, pour amorcer une démarche assurée et élégante, qui permettait également d'user mes souliers de façon assez uniforme. Je mâchais toujours les aliments avant de les avaler et je dois avouer que je n'ai pas perdu cette habitude. Je jouais souvent avec mes jouets, et j'avais une immense bibliothèque à ma disposition, dont je consultais les œuvres achevées au moins deux heures par jour. J'étais consciente alors, que l'alphabet ne comportait que 26 lettres, et que la répartition des consonnes par rapport à celle des voyelles me laissait un sentiment d'injustice à l'endroit de cette suite articulée. L'ordre dans lequel on récite l'alphabet habituellement, m'amenait également à des questionnements terribles et la logique de la chose ne me sautait pas au visage. J'avais la responsabilité d'un poulailler que mon père avait récupéré dans une bande dessinée abandonnée sur le comptoir du café du coin. J'ai pu observer durant toute mon enfance, la démarche snobe et fière des poules de mon poulailler. J'étais sidérée par leur candeur, quand ayant pondu, elles s'affichaient hors de leur nid, un air de Reine d'Angleterre dans la crête, semblant comprendre parfaitement cet exploit d'avoir encore poindu un bel œuf dont l'intérieur était parfaitement stérilisé... A l'adolescence, j'ai quitté la tour de Pise pour m'installer dans un canapé recouvert d'une housse de canapé. Mes parents m'ont accompagnée, ont créé leur espace de vie autour du mien en me regardant tendrement suivre le cours de mon existence, alors que je passais le plus clair de mon temps à pester contre l'acné juvénile dont j'étais victime, et contre mes bras trop longs. C'est à cette époque que j'ai su manier la ponctuation. Points d'interrogations à profusion, points d'exclamation et de suspension en veux-tu en voilà, virgules se prenant pour des apostrophes terre-à-terre, parenthèses protectrices de mes pensées arrogantes et insistantes, des points, des points levés, des points positifs, des points finaux. Les plus pitoyables et pourtant bien sympathiques étant les points-virgules, hésitant toujours à finir la phrase ou à la continuer… Plusieurs fois j'ai attrapé des poux, et au lieu d'en être répugnée ou affolée, j'ai décidé d'adopter une attitude d'indifférence envers eux. Chaque fois, les poux insultés, quittaient ma chevelure pour aller s'installer ailleurs. Je décidai alors que cette tactique pourrait m'être utile, quand plus tard, certains énergumènes de mon espèce ont pensé détenir un droit sur ma tête. Je dois dire que c'est toujours très efficace. A 26 ans, j'ai quitté mes parents. Je me suis installée dans un studio, et j'ai vécu. J'ai écrit plusieurs livres, j'ai tenté de les faire publier mais sans succès. Après trop de tentatives infructueuses j'étais plutôt désespérée. C'est alors que je me suis procuré des bottins téléphoniques et, dans l'ordre alphabétique, j'ai envoyé des lettres aux habitants. J'indiquais sur l'enveloppe, mon adresse de non-retour. Fascinée par les mots et leur puissance, je les ai couchés sur des piles de papier, formidables lits d'idées où copulent les pensées, les réflexions, les contradictions, les interrogations, véritables partouses de neurones ! J'ai écrit pendant plusieurs années, n'utilisant que les seules 26 lettres disponibles dans ma langue, dans un désordre alphabétique total. Chaque mot que j'utilisais était tinté de plusieurs images, je les projetais dans les boîtes aux lettres qui devenaient des écrans géants sur lesquels défilait le sens de ces mots. Un jour j'ai reçu une lettre de moi. Le facteur s'était trompé d'adresse, alors que cette lettre était destinée au même numéro de porte, mais quelques rues plus loin. La lettre disait simplement ceci : « Si au lieu des mots, on utilisait des images pour réfléchir et communiquer, dans quel ordre les placerions-nous, combien y en aurait-il et aurions-nous envie de faire des expositions de lettres alphabétiques dans les galeries d'art ? » Je me rappelai alors l'importance des images véhiculées par les mots, l'importance de l'ordre dans lequel défilent les mots qui véhiculent ces images. L'importance du mot choisi, l'importance du mot suivant, l'importance du mot précédent. L'impact de choisir le mot « arrosoir » plutôt que le mot « hôpital », dans la phrase « je suis née dans un arrosoir » est terrible. On peut irrémédiablement vous prendre pour une personne cinglée plutôt que pour une personne qui a son histoire à raconter. Le même jour, le 12 mars 1894, j'ai reçu une lettre d'une amie de longue date, disparue de longue date. Elle m'invitait au lancement de sa dernière invention. Elle avait trouvé un moyen de communication ultime et son idée était déjà en grande demande. Elle avait inventé le panneau de signalisation. La popularité tient à des choses simples. Sur Terre en tout cas. |
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© Marilia Dufourcq | ||