DES FLEURS POUR LE GROS DAVID  
     
 

La maison que j'occupe depuis quelques mois s'impose dans mon quartier de béton. Élancée sur trois larges étages, elle a l'air robuste et ses murs sont ancrés dans le sol, bien solides. Je l'ai choisie spacieuse, longue, chaleureuse et accueillante. Elle trône sur le coin d'une ruelle qui sépare la façade sud de la maison d'un stationnement grillagé, qui sert aussi de terrain de jeu aux jeunes enfants des immeubles entassés derrière chez moi. De ma fenêtre de cuisine et de ma terrasse, je peux voir le ballet incessant des automobilistes en quête d'espaces libres, qui pestent après les enfants « qu'on ne devrait quand même pas laisser errer dans les stationnements si on était de bons parents ! ».

Entrer dans ma maison est bien aisé : la porte est rarement fermée à clef, et il n'y a qu'une marche à monter - moins facile pour la lumière du jour d'y pénétrer cependant, puisque ce rez-de-chaussée ne lui permet qu'une petite moitié de journée de visite quotidienne. Malheureusement, par la faute de ce piètre éclairage, j'ai vu périr mes plantes d'intérieur une à une. Elles auront pourtant prié les rayons du soleil en tendant leurs feuilles vers le dehors, mais la pénombre que je leur ai infligée les ont toutes rabougries, puis tuées. Mon âme de campagnarde m'a traitée d'ingrate, d'assassine. Depuis, leur chlorophylle me manque.

Un après-midi ensoleillé du début du printemps, souriant au réchauffement de la planète, je me penchai par-dessus la balustrade de ma terrasse et remarquai qu'une plate-bande d'une cinquantaine de centimètres de large longeait le bord en bois sur toute sa longueur. Instantanément, je me mis à rêver que l'asphalte de la ruelle se décollait, emportant le grillage, le stationnement et le centre communautaire planté au bout, l'horizon dérobant devant moi le reste de la ville, découvrant une terre riche et fertile. Secouée par un claquement de portière de voiture, je sortis brusquement de ce songe, mais décidai néanmoins de faire de ce lopin de terre le premier jardin de ma vie, à la mémoire de mes plantes perdues et de ma campagne lointaine.

J'enfourchai mon vélo et filai à la quincaillerie du coin pour me munir des quelques outils de base, d'un sachet de fleurs sauvages, de quelques graines de tournesol, ainsi que d'un sachet de gloires du matin auquel je ne pus résister en voyant la photo sur l'emballage. De retour à la maison, armée de ma petite binette, j'étalai la terre de mes vieux pots de maison, que je mélangeai à celle de la plate-bande, pauvre, grise et rocailleuse, la rendant la plus meuble possible pour accueillir mon futur jardin botanique.

Quelques semaines plus tard, assistée des enfants de la ruelle, fière de leur faire partager mon immense savoir sur les principes de la croissance des végétaux : une graine, la terre, de l'eau… je semai le contenu de mes trois sachets. C'est alors que commença la période d'anxiété la plus longue de ma vie : tous les jours, arrosoir en main, j'allais guetter la sortie des premières pousses. Pendant plus de trois semaines, rien ne se produisit. J'avais l'impression d'arroser cette insipide bande brune depuis des lustres, et chaque fois, je doutais un peu plus de la technique employée : les plantes poussaient-elles vraiment dans la terre ? Les graines n'auraient-elles pas dû être moulues avant l'enfouissement ? Devrais-je filtrer mon eau, la faire bouillir, ou encore la mélanger à une quelconque potion ? L'incertitude grandissante me décourageait, il ne me restait presque plus rien de mon enthousiasme printanier et pourtant, je persistais à inventer la pluie dans mon jardin.

Puis un matin, alors que je scrutais comme d'habitude chaque parcelle de mon terrain soupçonné d'être infertile, j'aperçus enfin une dizaine de petites virgules vertes pointer vers le ciel, poussant de toutes leurs forces sur les immenses mottes de terre qui leur bloquaient parfois la sortie. La vie jaillissait devant moi. Soudain, je me sentais toute puissante, triomphante ; la nature dans toute sa splendeur me gratifiait pour ma patience, j'étais tout à coup en connexion directe avec la forêt amazonienne.

Mon jardin devint une explosion de verdure à chaque éveil estival, une émergence de végétation urbaine inespérée : nouvelles pousses sorties de terre, d'autres feuilles ici et là, longues tiges vert-pâle apparues la veille, s'enroulant maintenant solidement autour d'un barreau de la balustrade, les gloires du matin promettant déjà des dizaines de boutons. Mon parterre de fleurs sauvages ne savait plus quels bouquets m'offrir ; il partait dans une cavalcade de corolles se relayant, tantôt majestueuses, tantôt fanées, pour laisser resplendir leurs voisines plus surprenantes encore. Au beau milieu de cette valse incessante de couleurs, les tournesols fusaient dans leur croissance à une vitesse stupéfiante. Le plus petit me dépassait déjà !
Curieusement, mes fleurs de ville ne sentaient rien, mais je ne leur en demandais pas tant…

C'est alors qu'un étrange phénomène se produisit sur mes tournesols. Régulièrement, j'en trouvais un plié en deux, la tige prête à se détacher, ou alors, brisé sous la tête, les pétales arrachés et étalés à son pied. Au début, j'accusais le vent en redressant la tige. Je posais une attelle fabriquée avec deux baguettes de bois et de la fine corde de raphia. La blessure se refermait après quelques jours. Mais après plusieurs attaques, je demandai pardon à Éole (qui me l'accorda) et soupçonnai plutôt quelque voyou du voisinage. Je menai donc une enquête digne des meilleurs inspecteurs de la ville et finis par trouver le coupable : « C'est le gros David qui a cassé tes fleurs, Madame. » m'avoua une des petites princesses de la ruelle, six ans, un courant d'air dans le sourire. « Et quand on lui dit de ne pas toucher à tes fleurs, il nous crache dessus… ».

Le gros David est un enfant abject. Il habite à quelques maisons de la mienne. Il surgit dans la ruelle d'un seul coup, chevauchant son vélo trop petit pour lui, écrasant la selle de son énorme derrière qui ressemble à tout le reste de son corps. Il doit avoir douze ans, mais il est beaucoup trop grand, beaucoup trop gros, beaucoup trop vilain, beaucoup trop laid pour son âge. Il est énorme d'immondice et sa stupidité dépasse de partout. Ses cheveux trop blonds semblent avoir été javellisés jusqu'au cerveau. Son śil gauche ne fait aucunement confiance à son śil droit et le surveille constamment, de sorte que quand il nous regarde, on sent qu'il trame quelque chose de très louche. Quand il pédale, sa grosse tête est tournée sur le côté et il arbore sans cesse un rictus qui ne parviendra peut-être jamais à devenir sourire sur sa figure bouffie par la bêtise et la méchanceté. On ne l'entend pas à cause du bruit de la ville, mais on devine qu'il respire trop fort et ça nous étouffe de penser au râle de sa grosse gorge… Il fait peur aux enfants, et moi aussi j'en ai peur.

J'ai décidé de ne pas intervenir, car j'ai bien compris que lorsqu'il s'en prend aux tournesols, il laisse les autres enfants tranquilles. J'ai donc assumé que tout le reste de l'été, il continuerait à briser mes tournesols, devenus kamikazes de ruelle malgré eux.

À l'automne, il a bien fallu me séparer de cette végétation. La sève a ralenti, les pétales multicolores se sont envolés peu à peu dans les bourrasques de poussière, le vert a laissé place au marron. J'ai ramassé les tiges sèches, récolté les graines et apprêté la terre pour l'année suivante. J'ai étalé mon compost que j'avais mijoté depuis l'hiver : j'avais amassé, dans une belle boîte en bois, mes pelures de carottes mollassonnes, des vieilles pommes-de-terre oubliées, des navets écrasés, les queues d'herbes aromatiques putréfiées et les restants de fruits juteux et collants – tout mon garde-manger végétal périmé ou non comestible y était passé. Trois saisons entières de matières organiques entassées, remuées, triées, aérées, épargnées à nos décharges publiques, réduisant considérablement les gaz à effet de serre, un accommodement raisonnable directement dédié à notre chère couche d'ozone. C'était devenu une magnifique terre noire. La magie de la nature toute entière dans une pelure ; le retour inconditionnel et inévitable à l'humus, pour faire revivre à nouveau.

Cet émerveillement sur la nature me transportait dans un bonheur inégalé, et tout à coup, je me rendais compte que je m'extasiais sur rien de moins qu'une décomposition organique ; ce qui me sortit de mon élan poétique et me rappela que nous sommes tous des boîtes de compost, vouées à être un jour certain, insérées dans une autre boîte de compost – casse-croûte de vers de bière - après avoir, si possible, reproduit une ou deux boîtes de la même espèce. Éternel recommencement…

Agenouillée devant ma plate-bande dépouillée de tout attrait, j'ai alors eu une pensée pour le gros David, qui un jour, servira lui aussi d'engrais dans un jardin urbain en haut de la montagne. Si je lui survis, je n'irai pas cracher sur sa tombe, mais j'y planterai plutôt quelques graines de tournesol.

 
     
  Mercredi Des Cendres, Février 2008