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J'arrive d'ailleurs, comme à chaque fois que je me rends quelque part.
Encore une fois, je fonce où tu te trouves pour ne pas avoir à te chercher.
On se dit salut, on se demande « ça va » ?
À ça, souvent, on répond « oui » parce que dire non demanderait trop d'explications.
« Oui », c'est plus pratique. Inutile d'ajouter : ça va, parce que ceci, puisque cela… Moi, j'hésite et me tâte : t'avoue-je que non je ne vais pas bien en espérant que tu me prennes la main et pas la tête ? Te le dis-je ou me tais-je ? Si mes peurs bleues ne sont pas tues, si j'te dis tout et tout-de-suite, vas-tu capter sans tout plaquer ?
Si je te dis non je ne vais pas bien et ainsi de suite, ah c'est comme hurler les mots sans les prononcer, puis te r'garder faire tout l'inverse de ce que j'ai à peine soupçonné. Attendre bouche bée ta répartie, comme une nouvelle. Bonne ou mauvaise, ça surprendra, c'est déjà ça.
Enfin, bref, je réponds oui et je coupe court.
Puis je prends le temps de me remémorer exactement d'où je viens. Prendre ce temps rallonge ma vie. Toi tu me racontes la tienne en battant des cils ; un battement semblable à celui des ailes d'une grosse corneille, avec des répercussions possibles terribles. Tu parles avec des sons que je n'ai jamais entendus, et pourtant, pour t'entendre te taire, pour te faire comprendre que je t'ai compris, j'te jette un clin d'œil en calculant la probabilité d'un effet similaire à celui que tu me fais. Un clin d'œil comme un lancé de dés : je prédis les impairs et les pairs ; je sais exactement quelles faces pourraient tomber pile, la seule chose qui m'échappe, c'est l'ordre et l'instant.
Et si le dé d'un coup tombait sur une arête ?
Puis tout à coup, tu proposes : « roulons ailleurs ». Tout est à recommencer.
Bicyclettes enfourchées, on s'élance, on dévale, tu files droit et déblatères, moi j'me sens gauche, trébuche presque, j'perds les pédales. Mon guidon dévie, la selle ne m'assoit plus, mes pneus s'asphyxient, la chaine déraille et tout stoppe net. Sauf toi, tu continues.
Moi, je reste plantée là, figée du tronc. Je t'appelle pour que tu freines alors que ton corps tout entier, ton monologue et tes intentions sont catapultés loin. Je baisse le ton, je serre les poings, ma bouche virgule, ça sent l'asphalte.
Normalement, j'aurais dû courir. Normalement les gens courent quand la roue ne tourne plus, mais moi, je confonds souvent normalement et d'habitude.
Je repars à pied. Instinctivement, je tourne en rond. Un bonhomme, croisé sur le bas-côté de mon circulaire trajet me dit : « tu mets un pied derrière l'autre, ça ne marche pas ! » Alors, futée, j'me suis r'tournée et j'ai suivi cette bonne âme qui marchait sur mes pas, mais pas trop vite.
Comme à chaque fois, je me suis demandée si j'aurai pu faire mieux, si j'aurais dû faire pire.
J'ai pris ma mémoire à deux mains et maintes fois, j'ai relu ces scènes. Miette par miette re-fabriqué l'histoire, j'ai changé ceci, modifié cela ; je t'ai fait dire « ah bon » à la première minute, « et ben pourquoi pas » à la deuxième seconde. A la fin tu disais : « on s'assoit ici ? ». J'ai rêvé d'ailleurs et d'autrement. Dans mon songe, on n'allait pas au même endroit, mais j'calculais les chances qu'on se recroise toi et moi…Le résultat reste flou.
A sept heure pile, épuisée et pour éviter d'avoir à provoquer un autre cataclysme à coup de clins d'œil, je me suis couchée. Il était encore tôt mais j'avais besoin de fermer les yeux de bonne heure. |
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